Samedi 19 septembre 2015 se tenait l’exposition Vita Nova dans laquelle art et science se mêlaient autour du thème de la biologie de synthèse et du vivant. Catherine Voison, artiste plasticienne et chercheuse associée dans un laboratoire de Paris 1 exposait son œuvre « Mémorabilia », composée de plusieurs créatures conçues à partir de restes alimentaires séchés. Oignons rouges de Roscoff, arêtes de poisson ou pinces de homard composent ces petits êtres imaginaires qu’elle essaie de réanimer en assemblant les pièces. Elle fait un clin d’œil au Pr Harald Stümpke en appelant ses créatures des « résidusgrades ». Ce zoologiste (Stümpk est le pseudonyme du naturaliste allemand Gerolf Steiner) avait inventé en 1962 une fiction qui racontait la découverte, sur une île lointaine, des rhinogrades. Le choix des restes alimentaires est également une référence au développement durable : « il y a des espèces qu’on ne retrouvera et ne connaîtra jamais à cause du réchauffement climatique. »
Cette artiste mène également des recherches philosophiques sur l’art et la science. Elle estime que « ce n’est pas parce que tout est possible que tout est réalisable. En art, on peut tout faire, alors qu’en science on a des limites. C’est entre l’art et la science que se joue l’éthique ». Elle met en garde contre la société libérale dans laquelle l’art est complètement autonome et libéré de toute contrainte : « il ne faudrait pas que les artistes ou l’art s’engouffrent dans cette faille pour faire n’importe quoi ».
Guillaume Lecointre, professeur au Museum national d’histoire naturelle (MHN), enseignant-chercheur et zoologiste a apporté son éclairage scientifique sur l’œuvre de Catherine Voison. Selon lui, ses créatures sont « vieilles », elles ont vécu. L’altération progressive due au vieillissement reproduit le travail du hasard. La biologie de synthèse devrait davantage s’en inspirer pour prendre à bras-le-corps ce qu’est un organisme vivant. En effet, une contrainte forte pèse sur cette discipline : « Soit on contrôle tout et le lignage est mort-né, soit on laisse de la latitude à l’intérieur de l’organisme créé et on a peut-être une petite chance que le lignage survive ».
Quand on passe du niveau d’organisation chimique au niveau biologique, les outils intellectuels pour interpréter ce qu’on regarde changent. Les lois physiques et chimiques s’appliquent certes dans tous les cas, mais au niveau biologique, l’organisme possède en lui-même sa propre source de désordre. On ne peut donc pas tout contrôler. Le XXe siècle a vécu le paradigme hyperdéterministe du gène régisseur d’ordre, mais en réalité, il n’y a aucun donneur d’ordre. Les gènes provoquent des impulsions, qui s’expriment différemment selon l’environnement notamment. On parle de « plasticité », car à partir d’un même génome (ensemble des gènes d’un individu), on peut obtenir différents phénotypes, c’est-à-dire des manifestations différentes des expressions des gènes. Cette plasticité participe également au processus de variation-sélection indispensable à la vie. Dans une population se retrouvent différentes versions des gènes, dont certaines sont rares. Ces minorités représentent l’assurance-vie de l’espèce pour l’avenir car, en cas de changement fort dans l’environnement ou les conditions de vie, beaucoup d’individus mourront, mais ceux porteurs de gènes différents persisteront et l’espèce se perpétuera. Ce qui est bon pour le lignage généalogique n’est d’ailleurs pas nécessairement bon à l’individu, et inversement. « Pour qu’une espèce survive, il faut qu’il y ait des morts », ironise Guillaume Lecointre.
La sélection naturelle obtenue par ce processus est un élément de stabilité et de régularité de la vie. La biologie de synthèse laisse le chercheur dubitatif car on ne peut pas, selon lui, inventer un organisme en associant des pièces s’il n’y a pas de variations. D’ailleurs, le concept-même d’espèce est une « convention langagière posée sur une stabilité temporaire » : les espèces telles que nous les concevons ne sont qu’une image à l’instant T de la faune et la flore, mais elles sont en perpétuelle évolution. Il faut donc les interpréter dans leur historicité et ne pas se limiter à une vision synchrone du vivant.
Participant à la mise à jour et à l’entretien des quelque 68 millions de spécimens du MHN, Guillaume Lecointre se plaît également à comparer le degré de surprise qu’on peut avoir quand on crée du vivant, et celui que le vivant nous réserve en réalité. Lorsqu’on étudie un point chaud de la diversité dans l’Océan Pacifique, c’est-à-dire un endroit qui rassemble un maximum d’espèces, la moitié des espèces rencontrées n’est pas connue de la science. Même les auteurs et dessinateurs de science-fiction ne vont pas aussi loin dans leur œuvre fictionnelle que ce dont le vivant est capable. Ces créatures ressemblent souvent à des animaux humanisés, alors que Catherine Voison s’extirpe justement de cette humanisation excessive.
On voit ici toute la variabilité et la potentialité du vivant et de l’art. Lorsque les deux se rencontrent, on peut alors atteindre un niveau d’inédit qui mène à la réflexion philosophique. En art, on peut semble-t-il créer par assemblage, mais pas en science.
Mathilde Ledieu